La photographie au téléphone intelligent : de l’utilisation courante à l’œuvre d’art
Idée originale par Jaime Windsor
Adaptation par Vincent Morreale - Traduction par Caroline Sobral
Peut-être disposez-vous du dernier appareil photo plein cadre, doté d'un capteur oculaire de pointe et de lentilles assurant une grande profondeur de champ. Peut-être avez-vous un appareil photo numérique de moyen format, équipé d'une multitude d'objectifs dispendieux. Peut-être utilisez-vous une caméra Fujifilm de la série X, légère et facile à transporter avec vous. Peut-être avez-vous choisi une caméra Leica qui réalise de superbes images avec les fameuses couleurs Leica. Peut-être détenez-vous un petit appareil Rico Gr qui tient dans votre poche, mais possède un capteur de taille APS-C et produit des photos de grande qualité. Peut-être préférez-vous la photo sur pellicule. Peut-être travaillez-vous avec des films de format moyen.
Si vous êtes photographe, vous avez fort probablement investi temps et argent dans l'acquisition d'un équipement photo fantastique qui produit des résultats de grande qualité. Alors, pour quelle obscure raison choisiriez-vous de faire des photos avec votre téléphone ? Ce n'est certainement pas parce que leurs caméras sont exceptionnelles. Elles sont dotées d'un minuscule capteur qui génère des images floues, nécessitant souvent des retouches de netteté numériques pour corriger le tir. Elles ne sont pas particulièrement agréables à utiliser : l'écran est difficile à voir en pleine lumière, il est compliqué de prendre une photo à niveau car il n'y a pas de viseur, il n'y a pas de boutons tactiles. En résumé, les caméras de téléphone sont médiocres. Mais c'est précisément cette médiocrité qui constitue l'un de leurs superpouvoirs. Je m'explique : la caméra de votre téléphone a trois grands atouts. Premièrement, vous l'avez à portée de main la plupart du temps. Même si vous possédez un minuscule appareil photo de poche, il vous faut penser à l'emmener. Votre téléphone fait partie de ces choses que vous avez toujours sur vous par défaut. Deuxièmement, vous ne paraissez pas trop suspect avec un téléphone dans les mains. En tout cas, pas autant qu'avec un appareil photo. On a l'habitude de voir les gens avec leur téléphone en main, vous vous fondrez donc mieux dans la masse et cela vous permettra de capturer des images dans certaines situations où un appareil photo vous exposerait davantage et pourrait susciter certaines réactions chez vos sujets. Troisièmement — soyez indulgent avec moi sur ce point, ce sont des caméras très limitées. En d'autres termes, elles ne sont pas polyvalentes. Elles sont efficaces dans certaines situations, mais mal adaptées à d'autres.
Le choix est l'ennemi de la créativité
Sans être exceptionnelle, une qualité digne de ce nom est envisageable lorsque certaines conditions sont réunies. Pourquoi est-ce un point positif ? Parce que le facteur le plus crucial dans la qualité d’une image n’est pas l'appareil photo, mais le·la photographe et les décisions qu'iel prend. Bien que de posséder tous ces objectifs, ces larges ouvertures, cette gamme dynamique, ces dispositifs de mise au point intelligents et que toutes ces choses soit formidables, deux pépins en découlent. Tout d'abord, cela vous incite à vous reposer sur ces éléments pour réaliser votre cliché. En second lieu — et c'est particulièrement vrai si vous transportez plusieurs objectifs et accessoires avec vous — vous avez l'embarras du choix. Or, le choix est l'ennemi de la créativité. Travailler avec des limites nous contraint à résoudre des problèmes.
Elles définissent les paramètres dans lesquels notre créativité doit s'inscrire. Lorsque vous ne pouvez pas compter sur votre appareil photo pour produire de belles images, vous devez vous rabattre sur les principes fondamentaux de la création d'une bonne photo : la composition, l'éclairage, la couleur et la tonalité, la mise en scène, l'instant décisif. En bref, votre créativité et votre aptitude à visualiser une image. Si la qualité de cette image ne peut être que modeste, comment faire pour qu'elle puisse se démarquer ? Même si vous ne supportez pas de travailler sérieusement avec la caméra de votre téléphone, alors que vous pourriez simplement sortir votre Sony, Canon ou Leica, je vous invite quand même à vous exercer avec votre téléphone, car c'est un exercice fantastique pour améliorer vos habiletés.
Une œuvre étonnante
De nombreux photographes de renom réalisent des œuvres époustouflantes au moyen de leur téléphone — et il ne suffit pas d'acheter le dernier iPhone. Toutes ces caméras ne sont que des degrés variables de médiocrité. Or, un appareil médiocre ne signifie pas nécessairement une photo médiocre, puisqu'il existe différents types de photographies. Certains reposent sur un équipement de haute qualité, comme les portraits environnementaux capturés à l'aide d'une caméra moyen ou grand format. Certains requièrent un équipement spécialisé, comme les photos d'animaux exotiques, qui sont particulièrement complexes à réaliser. En revanche, certaines prises fonctionnent très bien avec une caméra aussi simple que celle de votre téléphone, comme les contrastes marqués ou les jeux d’ombres et de lumière. Par exemple, jetez un coup d'œil à ces photos prises par Kathy Ryan dans le cadre de sa série Office Romance.
Kathy Ryan est directrice de la photographie pour le New York Times Magazine depuis plus de 30 ans. Le bâtiment du New York Times est situé sur la 8e avenue, à l'ouest du centre de Manhattan. Il a été conçu avec des tiges de céramique blanche couvrant la zone extérieure, afin de contrôler la lumière et la chaleur entrant dans le bâtiment. Un beau jour, Ryan remarque les ombres spectaculaires projetées par ces tiges lorsque la lumière du soleil pénètre dans une cage d'escalier. Elle saisit alors son téléphone et prend une photo. Elle partage l'image sur son fil Instagram et c'est le début d’un coup de foudre vis-à-vis l’incroyable connexion entre le bâtiment du New York Times et le soleil — projet qu’elle intitulera Office romance. Les images évoquent un sentiment quasi méditatif d'harmonie et de tranquillité, un contraste radical avec le rythme effréné, la pression des réunions et des échéances qui dictent la cadence dans ces bureaux. Certaines images sont plus figuratives, d'autres nous plongent dans l'abstraction, mais elles sont toutes liées par ce sentiment récurrent d'immobilité et de calme. On peut presque entendre le son étouffé de la ville et le souffle tranquille de l'air conditionné. Elles sont pour la plupart en noir et blanc et celles en couleurs présentent une palette très minimale. À mes yeux, ces photos évoquent pourtant une certaine chaleur, un sentiment de contemplation — et un téléphone constitue l'appareil photo idéal pour une série comme celle-ci. Il s'agit de photos opportunistes, un appareil que l'on porte sur soi et qui ne nécessite qu'un minimum de réglages est donc tout indiqué.
L'expérience du minimalisme
Ainsi, sortir prendre des photos en n'emportant que son téléphone peut être un excellent exercice pour votre pratique de la photographie. Quand on prépare son sac de matériel photo, on peut aisément s'inquiéter de toutes les images que l'on risque de rater si l'on ne prend pas tel objectif, tel filtre, tel flash ou tel boîtier plein cadre. Concrètement, il est préférable d'adopter un état d'esprit positif quand on commence à produire ces images, où la question n'est plus de savoir ce qu'on ne peut pas faire sans X, Y et Z, mais plutôt « qu’est-ce qu’on peut capturer avec pour seule caméra celle de son téléphone ». Kathy Ryan et bien d’autres photographes ont prouvé qu'il était tout à fait possible de réaliser des œuvres remarquables et éditoriales avec la caméra d’un téléphone.
Le photographe ou l’appareil ?
Tout·e photographe peut en témoigner, on se fait tous·tes dire par nos amis.es ou des inconnus à un moment ou à un autre : « Quelle photo extraordinaire, vous devez avoir une super caméra », ce qui est un peu agaçant, parce qu'il y a des années passées perfectionner l’art et qu'il n'y a pas de mauvaise intention derrière la remarque, vous ne voulez donc pas être sur la défensive et les corriger. Ainsi, il est toujours très satisfaisant de pouvoir dire « merci » et « à vrai dire, j'ai pris cette photo avec mon téléphone ». Mais la véritable raison d'aspirer à prendre de bonnes photos avec votre téléphone est que la meilleure façon d'apprendre et de perfectionner l'art de la photographie, c'est de prendre des photos. Plus vous en ferez, plus vous progresserez. Transformez donc les moments où vous ne sortez pas avec l'intention explicite de faire de la photo en séances potentielles.
Quelles images pouvez-vous capturer alors que vous patientez à l’arrêt d’autobus, quand vous accompagnez vos enfants à l'école, que vous flânez ou attendez le début d'une réunion ? Conditionnez votre esprit à voir des opportunités de photos à travers le quotidien et l'ordinaire. Cela fera de vous un·e meilleur·e photographe la prochaine fois que vous prendrez votre véritable caméra, quelle qu’elle soit. Et qui sait, peut-être que l'une des photos capturées sur votre téléphone deviendra votre prochain chef-d'œuvre ?
Greg Williams, How Matt Smith was photographed on iPhone by Greg Williams, par Robert Leedham, 24 novembre 2020
La nature des images et l'instant décisif
La nature semi-abstraite et l'aspect très contrasté de ces images signifient qu'elles n'ont pas besoin d'être réalisées avec une caméra haut de gamme. Il n'est pas nécessaire d'avoir une grande profondeur de champ, des objectifs capables de résoudre les plus fins détails, une gamme dynamique de 14 niveaux ou des tons chair parfaitement fidèles. Ici, ces éléments n’importent pas. Ce qui compte, c'est que le fait d'avoir un téléphone sur soi vous ouvre les yeux sur les images que vous pouvez en tirer. Devoir travailler avec ses limites vous force à faire preuve de créativité.
Être privé de toutes sortes de choix nous mène à nous concentrer sur l'essentiel. J'ai été particulièrement frappé par cette photo, qui illustre parfaitement comment utiliser la caméra d'un téléphone pour produire une photo exceptionnelle. Tandis que ce cliché représente le remplacement d'une fenêtre de 612 livres, sa composition relève presque d’un ballet. Les personnages se détachant de cette tapisserie de lignes horizontales rigides, la façon dont ils travaillent ensemble et la subtile référence à Joe Rosenthal hissant le drapeau à Iwo Jima, créent un contraste presque comique entre cette image emblématique de la guerre et la banalité d'un remplacement de fenêtre de bureau. Cette image est géniale, mais c'est parce que Kathy Ryan sait comment cadrer une photo, comprend la lumière et le contraste, et surtout, sait quand déclencher l'obturateur — elle reconnaît l'instant décisif. Ces éléments suffisent à réaliser une belle photo avec un appareil simpliste, voire plutôt médiocre.